Christiane Alba-Simionesco , Patrick Judeinstein, Stéphane Longeville, Oriana Osta , Florence Porcher
Lab. Léon Brillouin – CEA/Saclay (France)
Frédéric Caupin, Institut Lumière Matière, Univ. Lyon I
Gilles Tarjus, LPTMC, Sorbonne Université
PNAS 2022 Vol. 11
La propension de l’eau à cristalliser est un obstacle majeur à la compréhension de son comportement insolite à l’état surfondu avec des conséquences importantes dans un très grand nombre de domaines d’activités biologiques, géologiques et environnementales. Cette tendance représente également une forte limitation pratique à la cryoconservation des systèmes biologiques et la conservation de cellules ou d’organes de façon viable à ultra-basse température. Pour pallier cette difficulté, l’addition d’autres composés, tel qu’un sel, un sucre ou un alcool, a été proposée afin d’abaisser le point de fusion de l’eau. Ainsi l’ajout d’une certaine quantité de glycérol est apparu comme une réponse possible (1) : le mélange eau-glycérol peut être utilisé à des températures négatives en retardant, dans une certaine mesure, la cristallisation de l’eau. L’effet cryoprotecteur recherché ne peut être obtenu toutefois que si la concentration en glycérol est suffisamment faible pour que l’eau conserve une partie de son caractère désordonné, sans cristallisation, et/ou que les dommages causés par le glycérol sur les organismes vivants restent limités.
Par ailleurs, cet effet a d’importantes conséquences sur le plan théorique. Ce système a attiré l’attention de la communauté scientifique, car il permettrait d’étudier les propriétés de l’eau liquide dans un domaine de température expérimentalement inaccessible à l’état surfondu, i.e. en dessous du point de fusion Tm, jusqu’à sa transition vitreuse Tg à 136K à pression atmosphérique. L’essentiel du débat porte sur la compréhension du comportement « anormal » de l’eau par rapport à d’autres liquides (citons certaines de ses anomalies sur les 70 répertoriées (2) : maximum de densité à 4°C, augmentation des coefficients thermodynamiques en dessous de Tm, expansion du volume à la cristallisation…). Pour interpréter les anomalies de densité, un modèle à deux liquides a été proposé avec un liquide de haute densité et un liquide de basse densité, dont la ligne de transition de phase se terminerait par un point critique, pouvant être les précurseurs de deux phases amorphes mesurées cette fois, la LDA (Low Density Amorphous) et la HDA (High Density Amorphous). Dans ce contexte particulier, la nature des phases liquides apparaissant dans ces solutions eau-glycérol a été une question vivement débattue et sujette à de nombreuses controverses. Pour énumérer les principales propositions, à basse température, il a été suggéré que le système à l’état vitreux est une solution homogène avec de l’eau sous forme amorphe de haute densité HDA (ou liquide HDL), ou une solution nano-ségrégée, éventuellement avec de l’eau HDA. Après chauffage et/ou recuit suffisant, les propositions décrivent une transition de phase vers une solution homogène avec de l’eau LDL ou LDA et un mélange composé de plusieurs phases avec coexistence de domaines de glace, d’eau interfaciale amorphe ou liquide, et d’une solution eau-glycérol de concentration beaucoup plus élevée, ou bien encore un liquide supercritique flottant entre des formes d’eau à basse et haute densité et sujet à cristallisation.
Dans cet article (3), nous nous sommes efforcés de considérer ces divers points de vue et répondre aux questions suivantes : i) Quel est le temps caractéristique de la cristallisation de l’eau dans cette solution aqueuse cryoprotectrice à basse température et comment varie-t-il avec la température ? ii) Quelles sont les caractéristiques de la formation de glace lorsque la solution est au voisinage de sa température de transition vitreuse calorimétrique ? iii) Existe-t-il une température minimale en dessous de laquelle la glace ne peut plus apparaître ? Puis nous avons reconsidéré la proposition faite par Tanaka (4) d’une transition liquide-liquide “isocompositionnelle” de la solution, consécutive à une transition liquide-liquide sous-jacente de l’eau entre une phase de basse densité et une phase de haute densité, pour une fraction volumique cg ≈ 0,18.
Grâce à une étude par diffusion de neutrons polarisés résolue en temps, nous avons pu sonder la structure de la solution et les différentes contributions des molécules, en particulier le réseau de liaisons H, par substitutions isotopiques H et D (diffractomètre D7 à l’ILL, puis G44 sans analyse de polarisation au LLB) pour différents traitements thermiques testés au préalable par calorimétrie. Nous avons observé la structure hétérogène de la solution avec des clusters d’eau nanoségrégée et caractérisé les paramètres clés de la formation de glace à des températures proches et inférieures à la transition vitreuse calorimétrique de la solution, illustrés sur la Figure 1. Forts des analyses structurales et cinétiques, nous avons complété la description du système par l’étude de ses propriétés dynamiques, en combinant des mesures de diffusion quasiélastique de neutrons par écho de spin sur l’instrument MUSES du LLB, des mesures du coefficient de diffusion par RMN et des mesures par spectroscopie diélectrique (4,5). Les résultats obtenus nous ont conduits à souligner le caractère hors d’équilibre thermodynamique des phases observées dans cette gamme de température et l’importance du traitement thermique. Nous distinguons alors trois liquides représentés sur la Figure 2 et illustrés par leur propriétés dynamiques (voir aussi le SI, pnas.2112248119.sapp pour d’autres propriétés). Le liquide I, la phase d’équilibre au-dessus de la température de fusion Tm et la phase liquide faiblement surfondue qui lui est associée ; par la RMN, nous pouvons établir l’échelle de temps sur laquelle la nano-ségrégation persiste (>100ms) qui augmente à plus basse température. Le liquide I’, le verre amorphe (hors équilibre) ou la phase liquide obtenue par une trempe rapide du liquide I et considérée avant tout recuit significatif, où l’eau nanoségrégée dans la solution vitreuse n’est pas sous une HDA mais LDA. Enfin le liquide II, le liquide (hors équilibre) qui reste lorsque la glace qui s’est formée pendant le recuit est (hypothétiquement) éliminée. Nous avons ainsi caractérisé la nature hors équilibre des liquides présents à basse température fournissant plus d’arguments contre l’hypothèse d’une transition liquide-liquide iso-compositionnelle suggérée (3).
A cette compréhension de la nature des phases liquides hors équilibre formées au réchauffement des solutions eau-glycérol et de la compétition entre vitrification et formation de glace, nous pouvons ajouter quelques leçons pour la cryoprotection (Fig.1). Tout d’abord, nous montrons que, même à quelques degrés en dessous de la transition vitreuse calorimétrique, la cristallisation lente de l’eau est possible sur une échelle de temps de l’ordre de 10 h, après quoi le cristal se forme ; nous sommes en mesure d’estimer, pour cette solution, les paramètres clés qui contrôlent les effets potentiellement dommageables de la formation de glace, tels que la taille, la forme des cristallites de glace, la fraction de l’eau convertie en glace, et le temps de cristallisation en fonction de la température de recuit. Nous trouvons, en extrapolant nos données, que le recuit de la solution à une température encore plus basse, soit 10 K en dessous de la plus basse que nous ayons étudiée, conduirait à une forte augmentation du temps de cristallisation qui pourrait atteindre presque 4 jours. Cependant, ce temps n’est peut-être pas suffisant pour une cryoconservation à long terme. Cela nous conduit à la question de la limite inférieure de la température pour laquelle on peut encore observer la formation d’un nanocristal : plutôt que d’envisager le temps comme étant le facteur limitant, considérons plutôt la taille des cristallites de glace. Il a été démontré (6) expérimentalement et par simulation, que la glace ‘cubique’ I n’apparaît plus lorsque les amas de glace contiennent moins de 90 molécules à 150 K, ce qui correspond à une taille d’environ 1,6 nm à 1,7 nm. Par extrapolation de nos données, on trouve une taille des cristallites d’environ 1,7 ± 0,1 nm à 150 K. Ceci suggère fortement que la glace ne peut plus se former à cette température. En combinant et généralisant l’ensemble de ces résultats à d’autres solutions, nous proposons que la dépendance de la température de cristallisation de l’eau dans les solutions aqueuses diluées est contrôlée par le rapport sans dimension T/Tg , et établissons une règle empirique pour estimer la température la plus basse à laquelle la cristallisation de l’eau peut se produire. Il est à noter que cette relation prédit une température inférieure limite dans le cas de l’eau pure vers 124 K en accord avec les expériences.
(1) Polge C. et al, Nature, 164, 666 (1949)
(2) https://water.lsbu.ac.uk/water/water_anomalies.html par Martin Chaplin.
(3) C. Alba-Simionesco , P. Judeinstein, S. Longeville, O. Osta , F. Porcher, F. Caupin, G. Tarjus, PNAS 2022 Vol. 119 https://doi.org/10.1073/pnas.2112248119
(4) K. Murata et H. Tanaka, Nature Materials, vol. 11, no 5, p. 436‑443, doi : 10.1038/nmat3271.
(5) I. Popov, et al, Physical Chemistry Chemical Physics, vol. 17, no 27, p. 18063‑18071, 2015, doi : 10.1039/C5CP02851E.
(6) D. R. Moberg et al., The end of ice I. Proc. Natl. Acad. Sci. U.S.A. 116, 24413–24419 (2019).
(7) W. Hage, A. Hallbrucker, E.Mayer, G. P. Johari J. Chem. Phys. 103, 545–550 (1995).
(8) C. Lin, J. S. Smith, S. V. Sinogeikin, G. Shen, Proc. Natl. Acad. Sci. U.S.A. 115, 2010–2015 (2018).